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De Gryphius à Hallmann, le Trauerspiel, comme forme théâtrale, vit et meurt. Il se crée d’abord en réaction à la crise de légitimité qui affecte le souverain. Si Carolus Stuardus aboutit à une figuration christologique de la royauté, que celle-ci soit étayée ou non par les sources, si Gryphius réaffirme avec force l’identité sacrée du représentant, de manière fort sanglante, la réconciliation du corpus mysticum et du corpus realum, c’est bien que la théorie des Deux Corps du Roi est alors concrètement remise en cause. On sait, grâce à Kantorowicz, qu’elle l’est dans le contexte de la situation politique anglaise, mais on en avait négligé la réalité en Allemagne. Il faut donc soutenir que le Trauerspiel élabore, dans un premier temps, son mode de représentation sur ce point aveugle qu’est l’identité double et quasi schizophrène du monarque – ce que nous avons appelé le double bind –, laquelle entraîne forcément une série de contradictions soumises au regard critique du spectateur. Devant ses yeux, le drame du martyr performe l’emblème qui constitue la souveraineté, rapproche le rex, l’individu royal, du sacerdos, son identité christomimétique qui est menacée la sécularisation de l’absolutisme. L’exemple le plus éclatant en est donné par Carolus Stuardus de Gryphius. Nous avons que, dans les faits, la Révolution anglaise cherche incontestablement à disjoindre les termes de l’allégorie de la double corporalité, à opérer un détournement de celle-ci au profit d’un pouvoir qui n’est plus fondé par un pacte emblématique transcendant qui faisait de Dieu le seul garant du fonctionnement de la souveraineté sacrée. Les Trauerspiele sont donc, avant tout, une réponse aux crises qui remettent en cause l’ordre des choses dans le domaine du politique et le sépare de la théologie. La tragédie baroque silésienne n’est pas une invention, une simple création littéraire tout droit sortie de l’imaginaire de ses auteurs, elle figure une idée du théâtre mettant en relation l’esthétique et la question de la souveraineté, dans la mesure où l’une et l’autre ont partie liée dans l’ordre de la représentation. Dans ce sens, il est possible de comprendre la notion d’origine (Ursprung) telle que l’emploie Benjamin dans le Trauerspielbuch. Il s’agissait donc de le montrer dans un travail propédeutique à la lecture des pièces, travail qui se concentrait sur la question de l’emblème avant d’examiner la transformation du Trauerspiel en genre encadré par des règles implicites. La première partie de notre mémoire a donc contribué à mettre en place les outils d’analyse (« Du texte théorique à la théorie de la représentation »). Tout d’abord spectacle de sang et rituel expiatoire visant à sauver la théologie politique en réunissant de façon violente les Deux Corps du Roi, le Trauerspiel finit en effet par se pacifier en construisant son esthétique sur une série de codes aisément reconnaissables. Nous en arrivions à l’échec du modèle gryphien qui faisait l’objet du premier chapitre de la seconde partie consacrée à l’analyse dramaturgique (« Le sauvetage emblématique précaire du théologico-politique »). Nous y décrivions l’accord tacite conclu au moment de la représentation entre l’auteur, les acteurs et les spectateurs, analogue au pacte emblématique contracté par le souverain médiéval et ses sujets, qui finissait alors par se transformer en simple convention. Les termes du contrat deviennent les topoï qui forment la loi du genre. Aussi, l’emblématique autrefois liée à la vision du monde médiévale se transforme-t-elle en ornement baroque qui sert toutes les causes politiques et derrière lequel se dissimulent les enjeux de pouvoir. La coupure épistémique disjoint le théologique du politique, fait éclater le miroir de la représentation comme l’a montré la lecture spéculaire de Shakespeare. Une fois le règne des analogies terminé, chacun est libre de manipuler les images, qu’il soit poète ou homme de pouvoir, personnage ou spectateur. Nous avions montré cette transformation au deuxième chapitre de l’analyse dramaturgique intitulé « L’élargissement de la perspective politique et scénique ». Partant de constat, l’on pouvait comprendre pourquoi le prince recouvre du voile de l’État ses ambitions d’omnipotence en leur donnant la forme d’un absolutisme tempéré, tandis que le courtisan manipule les emblèmes dans un univers de faux-semblants afin de s’attirer la bienveillance du monarque et de son entourage. Alors que chez Gryphius la performance emblématique tenait à la fois de l’esthétique du théâtre, de son système de représentation, et de son message idéologique, elle se transforme, peu à peu, au cours de l’histoire du Trauerspiel, en numéro d’acteur et en divertissement visuel...
L’objectif principal de la présente analyse a été de déterminer les similitudes et la concordance idéologiques des poètes Rainer Maria Rilke et René Char. Une comparaison thématique, textuelle et même biographique a alors été possible. En effet, il semble y avoir entre Rainer Maria Rilke et René Char plus de chemins qui secroisent que de voies qui départagent. Le poète de langue allemande et celui de langue française associent une vision du monde et de la poésie profondément analogues. Cecis’explique entre autres pour une très grande partie par le fait que Rilke et Char comptent un même amour et un même intérêt pour des auteurs absolument déterminants. Il a ainsi éte possible de révéler outre Hölderlin et Nietzsche, les noms d’Héraclite, de Baudelaire, de Rimbaud, d’Auguste Rodin, et la liste aurait pu être poursuivie bien au-delà encore… Rilke et Char nourrissent respectivement les mêmes ardeurs pour un art réfléchissant sur lui-même et que l’on peut désormais définir par poésie pensante. L’évocation du philosophe existentialiste Martin Heidegger s’est dans cette perspective doublement imposée, proposant de repenser la poésie notamment rilkéenne sous le signe du Dasein et de l’ontologie du langage, le penseur entretient en parallèle une amitié et un échange spirituels avec René Char. Heidegger voit en la poésie de Char un retour matinal de la présence philosophique et poétique d’Héraclite d’Ephèse. Hölderlin, Rilke et Char rejoignent ainsi le retour de la signification du logos, définitivement moderne. Les oeuvres de Rainer Maria Rilke et de René Char peuvent donc être pensées de la même manière : le Dire profond de leurs poèmes trace un même horizon, il devient site fondamental où le langage de l’être reflète sa propre condition dans sa possibilité de déployer une parole qui témoigne de la relation de l’être avec l’étant. Leurs poèmes offrent ainsi une possibilité méditative au langage, qui désire se découvrir par lui-même, tout en permettant à l’être de retrouver son appartenance originaire au monde alors accueilli dans la dimension de sa parole. La proximité nécessaire au gisement d’une telle parole se trouve ici sans cesse réétablie. La présente étude qui visait ainsi essentiellement à déterminer sous quelle forme et de quelle manière Rainer Maria Rilke et René Char présentent dans leurs oeuvres la source d’un tel dire poétique, expose la nature et les conditions de son jaillissement : les similitudes biographiques des deux poètes sont ici plus qu’évidentes. Rilke et Char partagent effectivement une même approche du monde, leur enfance signifiera origine et puisement d’origine, approche terrienne du verbe et trésor poétique préverbal. L’enfance sera nourriture pour le poème à naître. Mais aussi le péril et la menace auxquels sont exposées la fragilité et la pureté d’une parole qui ne vise jamais à s’établir, sont expérimentés. Les « temps de détresse » hölderliniennes rejoignent ici le « faire sans image »1 de Rilke et « le cycle bas »2 de René Char. Mais le dire poétique est dans son essence un dire multiple et libre, - la parole poétique apporte secours et sens. Le poème naissant, par son combat contre la dépoétisation et le règne d’une parole unidimensionnelle, n’en deviendra que plus déterminé et ciblé encore. Le poème ne réduit pas l’être à la seule fonction d’observer le monde. Le poème chez Rilke et Char va plus loin. Les conditions et la nécessité élucidées et explicités, aussi bien de l’esprit poétique que de l’oeuvre elle-même, nous avons finalement pu nous consacrer à la constellation idéologique et ontologique du verbe poétique, porteur d’un poème par conséquent absolument aérien, libre et profondément réfléchi. Rilke et Char nous proposent alors à travers une même conception de la topologie et de la temporalité du poème, de découvrir un dire matinal, un dire originaire, éternellement vrai par son élan initial que cette parole sait entretenir à la base de son propre gisement et qui lui permet finalement de manifester ce qui demande à apparaître à travers lui. Il a ainsi été possible de démontrer notamment une même philosophie des symboles de la source, du feu et de l’action. L’être poétique se retrouve et se reconnaît dans un chant qui ne l’éloigne jamais de sa source et qui lui permet tout au contraire de s’affirmer à travers lui. Le verbe ne désigne plus le réel, il l’élève à l’espace ouvert de la constellation du poème. Vérité et signification poétique acquièrent une dimension nouvelle. Rainer Maria Rilke et René Char se présentent désormais comme des poètes qui annoncent l’aurore d’un nouvel virement du poétique. À l’image de Friedrich Hölderlin, ils témoignent aujourd’hui de la nuit sacrée que la poésie traverse jusqu’à ce jour encore. Avec Rainer Maria Rilke et René Char, la poésie est sauve. Elle habitera éternellement le site de l’éclosion première du verbe, inscrivant celui-ci dans le cycle matinal de la source,- l’espoir du Dire en poésie semble enfin rétabli.